Une exposition où l’on donne pour recevoir
Bienvenue.
Prenez place. Mettez vous à l’aise. Hé, là, tout doux.
Prenez votre temps, nous ne sommes pas pressé.e.s.
Bien au contraire.
– Je suis Lanassa Wolf. J’en suis navrée mais je dois vous annoncer une mauvaise nouvelle. La personne qui devait se charger de vous faire visiter l’exposition n’a pas pu se libérer. C’est vraiment regrettable. C’est quelqu’un de très sensible, très à l’écoute de Laure, elle possède des qualités qui me font, je dois bien le reconnaitre, défaut. Pour le dire clairement, je ne suis pas la plus douée pour vous parler du travail de l’artiste. Je suis plus à l’aise avec les clients, pour m’occuper des choses plus pragmatiques, vous voyez ? Mais tout va bien se passer. J’ai un petit protocole que je vais m’efforcer de suivre.
Autour de vous, les tissus et les murs vous narguent. Trop nombreux ? Trop silencieux ? Ceux qu’ils cachent ont pourtant hâte de dire à celles et ceux qui savent entendre.
- Je dois commencer par vous demander si vous avez pris ce que vous deviez avoir avec vous ?
Vous ne dites rien ? L’invitation à l’exposition, à laquelle vous avez répondu, stipulait pourtant que l’Or Clair était une exposition où l’on donne pour recevoir !
Alors… pourquoi êtes-vous là ?
- Écoutez, ce n’est pas grave. On va débuter tout de même.
Comme vous le voyez, tous les tableaux autour de vous sont masqués.
Vous pouvez choisir d’en dévoiler un, trois ou cinq. Sachant que… plus vous en voyez, moins vous en profitez. Évidemment.
– …
- Vous désirez donc découvrir trois tableaux. Je vous propose que le premier vous parle du passé, le second du présent, et que le troisième constitue un horizon. Mais pour choisir au mieux, j’ai besoin que vous me parliez de vous.
Pourquoi, pour quoi êtes-vous là ? Qu’est-ce qui vous anime ?
Le travail de Laure Saffroy-Lepesqueur est en effet hautement symbolique. Il est saturé de visages à la bouche fermée et aux yeux si grands qu’ils disent d’étranges silences. Même lorsqu’ils sont clos. Indubitablement, tous donnent aussi à sentir une présence. Qu’ils prennent forme sur des feuilles volantes, qu’ils soient enfermés dans des cadres ou se déploient dans des formats plus imposants, leurs corps sont posés là, sur les supports, comme des images fugaces que Laure aurait arrêtées le temps d’un déchirant chant d’amour. A la façon d’icônes byzantines, certains présentent un fond d’or et sont traités en de frontaux aplats de couleurs. D’autres, plus suaves, sont des Saintes à l’allure de massives montagnes sur lesquelles ruissellent des torrents de cheveux liant le ciel à la terre en un cycle de décapitation éternel. Mais toutes sont les représentants de contrées merveilleuses, donc ambiguës.
C’est que, depuis leurs douces et oniriques tonalités, ses tableaux sont comme des portes qui attendent d’être ouvertes pour laisser exploser les mondes que les créatures cachent sous leur peau. Ce sont les histoires de Reines Rêvées Malades, ou de Vénus Vides, qui côtoient des Portraits de roses se fanant. D’autres, encore, reçoivent des paillettes, des perles, des confettis brillants qui attirent l’œil… pour mieux masquer leur infinie douleur.
A la façon des images sacrées, reliques que l’on caresse du bout des doigts ou que l’on embrasse en secret depuis les jubés médiévaux, les tableaux de Laure Saffroy-Lepesqueur sont des icônes qui parlent et partent de l’incarnation. Des objets matériels signalant une présence divine qu’il s’agit de recevoir en se laissant toucher. Or ici, s’il est bien question d’anges déchus, de Marie Madeleine et d’Annonciations, sont aussi donnés à voir des Cariatides et autres Paysages oniriques débouchant sur les Prêtresses au regard de feu. Le sacré chez Laure Saffroy-Lepesqueur n’est pas adressé à un dieu unique, mais il prend forme dans la vie vivante même, à la manière des notes irradiantes qui s’échappent du ventre de l’artiste lorsqu’elle chante. Il y est question d’amour, de danse, d’ivresse, de la tristesse universelle posée là, sur le bureau, comme si ça n’était pas grave. Et surtout de beauté.
Cette dernière est d’ailleurs majoritairement féminine. Or, chez Laure, « les femmes pensent. Il y a une part d’esprit qu’on a trop négligé dans le féminin. On leur assigne un rôle, mais c’est important pour moi qu’elles ne soient pas purement décoratives. C’est leur rendre un peu justice». Il n’est donc pas question de pure contemplation esthétique. Toutes les femmes qui nous sont données à voir sont ainsi glorieuses. Dignes, et conscientes de leur fragilité, elles sont droites et ne perdent jamais leur honneur. De cette façon, est introduite Marie-Madeleine dans une Grande Trinité et la Méduse décapitée est parée d’une auréole, promesse du repos auquel elle aspire depuis son viol par le dieu des mers, Poséïdon. La Vénus Vide dit encore tout le tragique de la beauté : impossible, elle fait se lithifier la déesse devenue sainte incapable de vivre dans le monde. Mais les fleurs qui ne peuvent s’empêcher de pousser sur son visage montrent bien qu’elle est nécessaire.
Tout comme l’hostie se refusant à la vue des fidèles lorsque le prêtre officie de dos, ou ces statues protégées dans l’espace sacré du temple et ne sortent du naos qu’une fois l’an, les visages ainsi masqués ménagent aussi de l’érotisme en ce qu’ils se soustraient à la voracité d’une consommation rapide et avide. Hors du tumulte de la rue et de l’ahurissement du temps, l’or clair des contes se dévoile à qui connaît l’engagement. La règle en est simple, et vous l’avez entendue. Ainsi avez-vous donné pour recevoir.
Afin de présenter les œuvres et introduire le regardeur d’objets face à ce qui, en lui-même, ne se laisse pas formuler, Lanassa Wolf, commissaire cartomancienne ordonnant le discours, prêtresse intercesseuse, ou médiatrice culturelle en smoking, a choisi d’opérer en ouvrant un espace symbolique prenant la forme du rituel. Recevant chaque visiteur.se comme un.e souverain.e qu’il s’agit d’honorer, elle écoute et ressent afin de choisir celles des cartes/tableaux qui le/la toucheront le plus. Mais elle sait bien que l’on ne reçoit jamais autant que lorsqu’on donne. Lorsque l’on s’engage pleinement. Obsédée par l’union, elle déambule dans l’espace de la galerie avant l’apocalypse. Le dévoilement s’opère à la façon d’un tirage de tarot dans lequel les images sont appelées à toucher directement le cœur de celles et ceux à qui elles s’adressent. Car où chercher le symbole sinon dans l’œil – et donc le corps – du regardeur qui fait ainsi l’œuvre ?
C’est que ces contrées ne se laissent pas visiter si légèrement. Tout comme les contes sont loin d’être ces histoires anodines que l’on donne aux enfants afin qu’ils s’endorment, les tableaux de Laure Saffroy-Lepesqueur sont d’une beauté vénéneuse. Cette femme, Flora, au visage barré de roses dont s’écoulent des perles rondes, n’a-t-elle pas les yeux crevés ? Et la Mère Terrible de Goldmund, à la tête inclinée en une interrogation d’un autre monde mais dont les yeux sont si vides, ne dit-elle pas les abîmes béants dans lesquels on s’écorche dès que l’on s’embrasse ? Que l’on vit, enfin.
L’espace se déchire et le temps se rompt en un point infini.
Espériez-vous donc rencontrer l’universel sans accepter de le chercher avec votre propre corps ?
Lanassa
22 février 2017
L’Or Clair s’est trouvé du 22 février au 04 mars 2017.
L’intégralité du travail de Laure Saffroy Lepesqueur est disponible sur son site internet.
Les locaux de la Maison d’Edition Mémoire Vivante nous ont accueillies avec bienveillance et chaleur, et nous leur renouvelons nos plus sincères remerciements.